La prise d'Antioche (première partie)
Article de publié dans http://www.citadelle.org
par Benjamin Saintamon et Maxime Goepp (de l'excellent site forteresse d'orient).
La Prise d'Antioche
(première partie)
"Cele citez dantioche dont je vos parole siet en la terre de Celesurie
et est partie de la grant terre de Surie. Mout siet en beau leu et en delitable."
(Guillaume de Tyr, X. Coment la noble cite dantioche siet)
Siège d'Antioche par Karbuqâ (1098)
ms. Fr 2810 , Fol. 234v
Hayton, Fleur des histoires d'Orient, France, Paris, XVe siècle
Le siège d'Antioche apparaît être le véritable climax de la Première Croisade
: les croisés, éprouvés par une difficile traversée de l'Anatolie, se
heurtèrent durant sept mois à la farouche résistance des habitants de
la ville et aux tentatives de dégagement opérées par les forces d'Alep
et de Damas. En proie à une terrible disette, leur situation devint
tragique à l'annonce de l'approche de la grande armée de Mossoul.
Il fallut la trahison d'un renégat arménien et toute la ruse de
Bohémond de Tarente pour que cette première expédition franque
organisée en Terre Sainte ne se solde par un complet désastre...
Antioche la belle
Quittant Marasch à la mi octobre de l'année 1097, les croisés prirent la grande route qui file au Sud par Ravendel et Azaz jusqu'à l'Oronte, où les attendait le "Pont de Fer" (Jisr al-Hadid).
Marasch
"Li dux Godefroiz et la grant gent qui estoient avec lui
orent passees mout greveuses voies et furent venu par vaus
et par montaignes jusque a une cite qui a non Marese"
cliché Maxime Goepp
Cet imposant ouvrage défendant le gué de l'Oronte était garni de deux tours pouvant contenir chacune cinquante arbalétriers. Il fut emporté de haute lutte le 20 octobre, permettant ainsi aux forces chrétiennes de déferler dans la vaste plaine d'Antioche. L'ost arriva finalement devant ce verrou de la Terre Sainte le lendemain, en milieu de journée, Bohémond de Tarente à sa tête.
Ravendel
La gardienne du Haut-Afrin.
cliché Maxime Goepp
Antioche la belle, où Saint pierre avait fondé le premier siège épiscopal, ville magnifique et grandiose à qui Saint Luc avait dédié son évangile, ville symbolique enfin où s'était tenu le premier concile de l'Eglise, à l'issue duquel les Nazaréens - ou Galiléens, comme on disait alors - avaient décidé de se donner le nom de "chrétien".
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Azaz
Le tell pelé de Azaz ne donne plus aucune idée de l'importance
que put revêtir cette forteresse au début du XIIè siècle.
cliché Maxime Goepp
Antioche la belle, aux remparts courant sur plus de quinze kilomètres, et ponctués d'innombrables tours !
L'immense enceinte qui s'offrait alors aux yeux des Francs englobait la
ville elle-même et les escarpements qui s'étageaient vers une citadelle
pratiquement inexpugnable deux à trois cent mètres au dessus de la plaine.
"La ville, constate Raimond d'Aguilers, est tellement garnie de murailles, de tours et d'ouvrages avancés qu'elle n'a à redouter ni les efforts des machines, ni les assauts des hommes, dût tout le genre humain se réunir contre elle." |
Le Pont de Fer (Jisr al-Hadid)
"Li ponz estoit seur leaue qui a non ez anciennes
escriptures Orontes; mes len le claime le Fer eu pais."
cliché Maxime Goepp
En outre, les protections naturelles que figuraient l'Oronte sur le front ouest et les contreforts du mont Silpios (Habîb el-Nejâr) au sud et à l'est, interdisaient à toute armée, quel que fut son nombre, d'y établir un blocus effectif.
Le Mont Silpios (Habîb el-Nejâr)
Véritable falaise au creux de laquelle Antioche vint jadis se nicher.
Il est coiffé de la citadelle, dernier verrou vers les Terres Saintes.
cliché Maxime Goepp
Le début du siège
A vrai dire, personne, parmi les chefs de la croisade, n'avait de telles velléités : ils se contentèrent simplement de faire face à la courtine nord de la ville. Bohémond, arrivé le premier, s'établit avec ses Normands de Sicile devant la porte Saint Paul (Bâb-Bûlus). Plus à droite, entre les portes Saint Paul et du Chien (Bâb al-Kelb), les comtes Robert de Flandre et Robert Courteheuse, Hugues de Vermandois et Etienne de Blois, prirent à leur tour position. Le comte Raymond de Saint-Gilles et ses Provençaux, plaça son camp à la suite, également au voisinage de la porte du Chien. Enfin, le duc Godefroi de Bouillon, entouré de ses Brabants, Lotharingiens, Allemands et Frisons, s'établit précisément face à la porte du Duc, actuelle porte du Jardin (Bâb el-Janaina), dans le triangle compris entre l'enceinte et le cours de l'Oronte.
Carte du Siège d'Antioche
extrait de Si je t'oublie Jérusalem de BARRET-GURGAND
(p.248, Le Livre de Poche, Hachette, Paris - 1982)
Mais Antioche était loin d'être encerclée, et le secteur sud de l'enceinte, où se trouvaient les portes du Pont (ou de la Mer) et Saint Georges resta libre de toute occupation.
Porte du Pont ou de la Mer
De nos jours, en face de la porte du Pont, un rond-point commande la circulation.
Un pont moderne remplace, au même lieu, celui de l'époque médiévale.
cliché Maxime Goepp
" Durant les quinze premiers jours, s'étonne l'Anonyme,, nul d'entre eux n'osa attaquer un des nôtres (...). On ne voyait personne sur les remparts, si ce n'est les hommes de garde ". |
Siège de la citadelle d'Antioche (1098)
ms. Fr 68 , Fol. 70
Guillaume de Tyr, Historia (et continuation),
Belgique, Bruges, XVe siècle
Les Francs profitèrent de ce calme relatif pour
courir le pays à la recherche de vivres et de fourrage, relachant leur
vigilance et s'exposant ainsi aux coups de main des garnisons
d'Antioche et de la forteresse de Harîm de l'autre
côté de l'Oronte. Vers le 18 novembre, Bohémond, ayant pris avec lui
cent cinquante cavaliers, attira la garnison de cette forteresse dans
une embuscade et revint avec beaucoup de captifs que l'on décapita sous
les murs d'Antioche.
Les barons décidèrent bientôt de resserrer les mailles du siège ; aussi
entreprirent-ils de couper les ponts par lesquels les Turcs
effectuaient leurs sorties de la ville, et notamment un pont de pierre "basti de grant ancesserie" près de la porte du Chien. Munis de masses et de "grans picois d'acier", les hommes s'attaquèrent à l'ouvrage :
"Si commencèrent à férer au pont pour le despecier ; mes le mur estoit si dur et si fort œuvre que onques ne le domagièrent". |
Après de pénibles efforts, ils parvinrent à en condamner l'accès en
y faisant rouler d'énormes blocs de pierres ainsi que des troncs
d'arbre.
Par ailleurs, afin de fourrager en toute sécurité, les Francs se
donnèrent de l'air en construisant, au nord-est de la ville, un pont de
bateaux recouverts de claies en osier, qui leur permit de passer à leur
gré sur la rive droite du fleuve pour communiquer avec la côte, en
l'espèce le port de Saint-Siméon (Suwaidiya), à l'embouchure de l'Oronte.
Port de Saint-Siméon
La porte vers la mer qui vit arriver renforts et
fournitures permettant la poursuite du siège.
cliché Maxime Goepp
Enfin, pour dominer le rempart nord-est de la ville et prévenir les brusques sorties de la garnison de ce côté, on construisit sur les pentes de la montagne et dans le secteur de Bohémond, un fortin baptisé Malregard.
Malregard
Sur ce léger replas, en regard de l'enceinte urbaine,
les croisés bâtirent un fort qu'il nommèrent Malregard.
cliché Maxime Goepp
Misère, calamités, désolation...
Malgré toutes ces précautions, le siège traînait en longueur et la
pression des Turcs ne se relâchait pas un seul instant : Défis,
harcèlements, provocations...
Il leur arrivait ainsi d'enfermer le patriarche grec d'Antioche dans
une cage et de le descendre le long de la muraille pour narguer l'armée
chrétienne.
De même un jour, derrière le camp de Godefroi, les assiégés surprirent
et décapitèrent Aldébaron de Lutzelbourg, jeune homme issu de sang
royal, qui jouait aux dés en compagnie d'une "dame très noble et très belle" qu'ils entraînèrent dans la ville.
"Pendant toute la nuit, [...] ils lui firent subir tous les excès de leur brutale débauche", puis au matin, la décapitèrent, plaçant sa tête dans une baliste qu'ils envoyèrent dans le camp du Duc de Lorraine...
La disette et l'hiver, éternels ennemis des armées, s'installaient ; de surcroît, il pleuvait sans cesse.
La Citadelle :
tour des deux soeurs.
cliché Maxime Goepp
"Les tentes pourries et déchirées par les torrents de pluie qui les inondaient étaient tellement hors d'usage, que beaucoup des nôtres n'avaient plus d'autre abri que le ciel. [...] Il était devenu impossible de mettre sa tète au sec, quant aux armes, tout ce qui était de fer ou d'airain, la rouille s'en était emparée [...] de tout cotés, ce n'était que misère, calamité, désolation." |
La citadelle :
détails intérieurs.
cliché Maxime Goepp
La rigueur de cet hiver après la fournaise de la traversée d'Anatolie était pour ces hommes venus de l'Occident lointain une rude surprise :
"On nous dit que dans toute l'étendue de Syrie, écrit le comte Etienne de Blois à sa très chère femme Adèle, on peut à peine supporter les ardeurs du soleil ; cela est faux, car leur hiver est tout à fait semblable au notre. Nous avons souffert pour le Christ Notre-Seigneur d'un froid excessif et d'énormes torrents de pluies ". |
Vers le 23 décembre, les barons résolurent de
remplacer le système des fourrageurs isolés par l'envoi d'une grande
expédition, formée de vingt mille hommes, qui irait ravager les terres
au Sud d'Antioche, sur le moyen Oronte, et ramènerait des vivres en
quantité.
Bohémond se proposa de conduire l'expédition et se mit en marche,
accompagné par le comte de Flandres, trois jours après la fête de la
Nativité.
Dès le lendemain, à la faveur de la nuit, la garnison d'Antioche opéra
une sortie par la porte du Pont contre les éléments de l'armée franque
qui étaient dispersés du coté de l'actuel cimetière musulman (entre l'aqueduc proche de Tshakmaja et le wadi al-Quwaisiya).
Mais Raymond, comte de Toulouse, était prêt à la riposte : s'élançant
dans la mêlée avec tout ce qu'il put rassembler en chevaliers, il mit
l'ennemi en déroute et parvint même à investir le pont.
Déjà, on espérait qu'il emporterait la ville, quand un cheval démonté
jeta le désordre dans les rangs des Provençaux avides de montures. Les
hommes de pied, croyant à une débandade, commencèrent à refluer,
talonnés par les Turcs, jusqu'au pont de bateaux.
Incident fâcheux qui coûta la vie à nombre de preux, dont Bernard de
Béziers, porte bannière du comte de Toulouse. Ladite bannière, où était
figurée la Vierge Marie, fut accrochée sur les remparts et subit tous
les outrages...
Al-Bâra
L'ancienne riche cité byzantine, alors tombée aux mains des arabes,
est perdue dans les vergers et les verdoyantes prairies.
cliché Maxime Goepp
Pendant ce temps, Bohémond et Robert de Flandres parvenus à hauteur d'al-Bâra
(à près de cent kilomètres au sud est d'Antioche), rencontrèrent une
puissante coalition turque, partie au secours d'Antioche. Il y avait là
le prince de Damas Duqâq, l'émir de Homs* Janâh al-Dawla ibn-Mulâ'ib et le propre fils de Yâghî Siyân, émir d'Antioche.
La bataille eut lieu près d'al-Bâra, le 31 décembre 1097.
Après une vaine tentative d'encerclement, qui échoua grâce à la
perspicacité de Bohémond, les Turcs essuyèrent la terrible charge du
comte de Flandres, et s'évanouirent dans la nature.
Succès singulièrement considérable, mais succès négatif, car les Francs
n'osèrent pousser plus au sud après cette bataille inattendue. Ils
regagnèrent le camp d'Antioche, "plus légers que chargés de butin".
Homs
De l'importante citadelle de La Chamelle (nom croisé de Homs)
qui résista toujours aux Francs, il ne reste quasiment rien de plus qu'un tell pelé.
cliché Maxime Goepp
La grande purification
L'expédition de ravitaillement ayant échoué, la
famine s'installa. Face à cette situation, barons et membres du clergé
sentirent le besoin d'un grand effort de discipline et convinrent de "
bannir de l'armée toute injustice ou souillure ".
Il fut d'abord décidé de punir sévèrement ceux qui voleraient ou tricheraient dans les transactions entre Chrétiens.
Puis que "toutes les foles femmes et les meschines de mauvèse vie fussent gitées fors de l'ost" et que qui "seroit pris en adultère n'en fornication, l'en li couperoit la teste ; les "buveries des tavernes, les jeuz des dez et les mauvès serementz [blasphèmes], l'en les deffendi sur peine de mort".
Ceux que l'on pris à contrevenir aux décrets destinés à purifier le camp furent sévèrement châtiés : "Les uns furent chargés de chaînes, d'autres battus de verges, d'autres subirent la tonsure ou la marque du fer rouge".
Un homme et une femme surpris en délit d'adultère furent même
déshabillés et contraints de parcourir toutes les allées du camp les
mains liées, fouettés par les pèlerins "afin que la vue des plaies horribles dont ils étaient couverts servit à détourner tous les autres d'un crime aussi abominable".
Détail de la citadelle
cliché Maxime Goepp
Cette grande entreprise de purification ne pouvait aboutir sans qu'en
soient expulsés les éléments allogènes, tels que ces espions musulmans,
qu'évoque Guillaume de Tyr : "Il y avait dans notre camp un grand nombre de ces espions, déguisés en chrétiens syriaques ou arméniens"
et chargés de renseigner l'émir de tout se qui se tramait parmi les
croisés. Les barons, voyant leurs décisions éventées à l'avance, ne
savaient comment se débarrasser d'une telle peste. L'industrieux
Bohémond demanda alors qu'on lui laisse les mains libres dans cette
affaire :
"Biaux seigneurs, je vos prie que vos me laissiez chevir de ceste chose, car j'ai en pensée une moult bone délivrance de cest péril !" |
A la nuit tombante, il fit allumer un grand feu comme pour préparer le souper et mander "les bouchers de sa terre". Puis il ordonna qu'on fasse sortir de prison quelques Turcs qu'il tenait dans les fers.
Ils leur "coupèrent les gueules et les enfondrèrent [embrochèrent] et les atornèrent [préparèrent] por rostir". L'en commença à demander que ce estoit. "Tel sera désormais le sort réservé aux espions", fit dire Bohémond, "ils serviront de nourriture aux princes et au peuple".
Le camp s'allégea ce soir là d'un certain nombre de faux chrétiens, "répandant par toute la païennerie que cele gent qui estoient à siège Antioche estoient plus durs que roche ne que fers, de cruauté passoient les ours et lyons, car les bestes sauvages menjoient les genz toutes crues, mès cil les rotissent avant et puis les déveurent."
(Fin de la première partie).
Benjamin Saintamon et Maxime Goepp
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La Prise d'Antioche deuxième partie
La Prise d'Antioche troisième partie
Crédits photos : Maxime Goepp
Crédits images :
Les images extraites des mss. BN Fr 2810 et BN Fr 68 sont libres de droit
Les citations qui illustrent les enluminures sont extraites de Historia rerum in partibus transmarinis gestarum de Guillaume de Tyr.